Qui pratique le « communautarisme » ?

Le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France a publié, le 13 octobre dernier, un document intitulé « Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique » en invitant les lecteurs à « échanger à partir du texte ».

Ce texte, passé inaperçu pour beaucoup, mérite pourtant réflexion.

La place de la  raison

Dans ce document, on peut lire : « La famille en tant que premier lieu d’éducation a vocation à ne pas enfermer l’enfant et à lui donner les premiers éléments de son entrée dans une communauté humaine toujours plus vaste que son milieu d’origine. Cette œuvre éducative n’est pas achevée par la famille : elle se poursuit jusqu’à l’âge adulte grâce à l’école  […].

Soit ! Mais de quelle école parle-t-on ? Faut-il, pour « ouvrir les jeunes à l’universel » et à la vie publique, les instruire séparément dans des écoles privées ? Faut-il, dès le plus jeune âge, les couper de leurs semblables moins fréquentables ? De quels milieux faut-il les protéger ? Statistiquement, ces écoles payantes à « caractère propre » regroupent, majoritairement, les enfants des familles les plus aisées, croyantes ou non. Une forme inavouée de « protection sociale » qui prouve que le « bon grain » ne se mélange pas.

 « La révélation chrétienne », est-il écrit, « […] depuis les origines fait alliance avec la raison […]. Voilà une « révélation » ! La raison a dû manquer lors de l’invention de l’hérésie, de l’Inquisition, des bûchers, des guerres de religion. Les « lumières de la foi » n’ont guère éclairé le siècle des Lumières. Persécutés, les encyclopédistes comme Condorcet eurent du mal à « rendre la raison populaire ». Qu’on le veuille ou non,« le phénomène de la sécularisation » des siècles suivants est un progrès dû à l’émancipation laïque.

Tandis que, de nos jours, des croyances aveugles et folles, meurtrières et suicidaires, se multiplient, ne serait-il pas « raisonnable », et salutaire, de promouvoir une « instruction publique » ? Elle seule a pour mission d’instruire (étymologiquement « de mettre en ordre »), d’apprendre à distinguer foi et raison, croyance et connaissance, d’apprendre à apprendre – et parfois à se déprendre. Chaque enfant a droit à la diversité, au partage de ce qui est partageable dans cette petite « société humaine » où l’on raisonne ensemble pour, en s’estimant, tenter de construire l’universel.

Les religions au service de la République et de la liberté

Voilà un nouveau rôle que leur attribuent les Évêques. En effet, ils opposent « les tenants d’une laïcité étroite qui voient dans toute religion un ennemi potentiel de la République et de la liberté humaine, et les partisans d’une laïcité ouverte qui considèrent la République comme la garante de la place des religions […], garante aussi de [leur] apport bénéfique […] à la vie de notre pays. »

Analyse renversante d’une situation renversée. Car, quel fut, pendant des siècles, l’enseignement de l’Église catholique ? Non seulement elle combattit la République, mais Pie IX, pape de 1846 à 1878, (il eut le temps de marquer son époque), déclara « les droits de l’homme » « impies et contraires à la religion ». En 1864, il condamna même par l’anathème :

 « Anathème à qui dira (Art. XI) : Il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après les lumières de sa raison. »

N’est-il pas vrai que le « principe d’autorité », fondé sur l’ignorance et l’obéissance des fidèles, l’emporta longtemps sur le principe d’autonomie et de liberté considérée comme une liberté de perdition ? « L’Église décide que l’Église a le droit de décider », constatait, non sans humour, Jean-Jacques ROUSSEAU.

Or, « l’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie », affirmait déjà Condorcet dans son « Rapport  sur l’instruction publique » de 1792. (La société doit au peuple une instruction). C’est pourquoi, après le coup d’état de 1851, forte de son expérience, la Troisième République sera le premier régime politique qui ne craindra pas de donner gratuitement et équitablement à chacun, grâce à l’école laïque – qui forme sans conformer – les moyens de la libre pensée.

La crainte du communautarisme

« La laïcité de l’État » ne doit pas conduire, écrit le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France, à une « neutralisation religieuse » de notre société, « [engendrant] des frustrations qui vont conforter le communautarisme […] le fait religieux peinant à trouver sa place dans la simple culture de l’individu et du citoyen. »

Depuis plus de dix ans, cette place est réaffirmée, sans jamais avoir été oubliée. En 2002, date du rapport du philosophe Régis DEBRAY, l’Inspection générale de l’Éducation nationale s’exprimait ainsi par la voix de sa doyenne du groupe philosophie[1]  :

« C’est donc d’abord dans un enseignement renforcé des humanités, dans les disciplines elles-mêmes et non de manière séparée (ce qui est acquis) qu’il est possible. Dans l’enseignement des lettres, de l’histoire, des langues, de la philosophie, et d’abord dans et par la lecture, qui exerce à parler et à penser. Dans la présence des univers artistiques et de manière plus générale, du symbolique, de ses divers registres et degrés. »

Mais, ajoutait la philosophe, « Il va de soi que s’il s’agissait d’une morale imposée ou d’un prosélytisme diffus, tout serait nié, y compris l’enseignement du fait religieux comme enseignement même. »

Que veulent de plus les évêques de France ? Une nouvelle forme de concordat ?

Ne feraient-ils pas mieux de choisir la concorde ? Et puisqu’ils consentent à la République, qu’ils écoutent la voix de Marianne. Son amour est celui d’une mère : « Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier. » » C’est parce qu’elle aime également tous ses enfants qu’elle ne doit en privilégier aucun et que trois principes la guident :

 « La liberté de conscience, dont la liberté religieuse et la liberté athée sont des versions particulières, l’égalité de droits sans privilège pour une conviction qui n’engage qu’une partie des êtres humains, et le souci du seul bien commun à tous, donc universel. »[2]

Or, l’Épiscopat fait mine d’ignorer qu’une grave entorse à l’égalité de traitement des convictions existe : celle de la loi DEBRÉ de 1959, dont il bénéficie. Elle octroie à l’Église catholique un régime de faveurs. Par voie de conséquence, elle légitime tous les financements de toutes les religions présentes et à venir, y compris les intégrismes hostiles à la République et à la liberté.

« Pour une juste compréhension de la laïcité »

Concluons. Dans le chapitre 9 du document,l’Église tente de redéfinir et de qualifier le mot « laïcité ». Relisons ensemble la définition du dictionnaire – Robert, par exemple :

LAÏCITÉ, 1871 : « conception politique impliquant la séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique. » 

N’est-ce pas clair ? Cette « conception » délimite le politique et le religieux. Elle ne retire rien, n’ajoute rien à la foi. Elle devrait même rassurer les fidèles, et les inviter à méditer avec Ferdinand BUISSON. N’a-t-il pas introduit  le substantif « laïcité » dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire paru en 1877 ? N’est-il pas l’auteur de trois ouvrages : L’avenir du sentiment religieux, Le fonds religieux de la morale laïque, Sommes-nous tous des libres-croyants ? Au moment de la loi de séparation de 1905, Aristide BRIAND aura cette formule : « La loi protège la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi. »

Sans hypocrisie aucune, tournons-nous volontairement vers l’avenir. Cette indépendance sans interférence courra laïquement[3] la chance de devenir fraternelle. Et « l’école commune » s’offrira à tous « comme une« .

                                                             Saint-Gilles-Croix-de-Vie, le 31 mars 2017.

                                                                                    Jean-Pierre MAJZER


[1] Christiane Menasseyre, doyenne du groupe philosophie de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, Séminaire « L’enseignement du fait religieux » : Laïcité et enseignement du fait religieux les 5, 6 et 7 novembre 2002.
[2] Préface d’Henri Pena-Ruiz citant Victor HUGO, Dictionnaire amoureux de la Laïcité, Plon, 2015, pp. 18-19.

[3] On doit l’adverbe à Charles PÉGUY, en 1913.